"Le discours du camarade Staline lors du 8e plenum extraordinaire sur le projet de constitution de l'Union Soviétique, le 25 novembre 1936"
© 1998 Paul DeMarinis
Au cours d'un passage à Tallin en 1995, je suis tombé, chez un brocanteur, un discours de Joseph Staline sur une série de vingt 78 tours de 25 cm. Je les ai achetés et partagés avec Paul Panhuysen à condition que chacun de nous fournisse à l'autre les cassettes DAT des disques qu'il détenait. Il fut en outre convenu que chacun retravaille ce matériau à sa guise pour associer ultérieurement les ¦uvres qui en résulteraient dans le contexte d'une exposition ou d'un projet. De mon côté j'ai créé plusieurs ¦uvres - objets visuels, sculptures cinétiques et compositions sonores - dont tous portent le titre "Le discours du camarade Staline lors du 8e plenum extraordinaire sur le projet de constitution de l'Union Soviétique, le 25 novembre 1936". Il reste donc une incertitude quant à l'identité ainsi qu'à la technique de l'ensemble ; ce qui renvoie, peut-être, réponse paranoïde de ma part, à une éventuelle présence monstrueuse rôdant dans les sillons des disques.
Les enregistrements de Staline sont rarissimes ; et encore plus rare, y compris pour ses discours de guerre les plus célèbres, la sortie de ces enregistrements sur disque. Si ses écrits nous sont parvenus en quantités énormes (et traduits en plus de langues encore que le journal des Témoins de Jéhovah), la voix de Staline semble se cacher derrière, plutôt qu'à l'intérieur de ces volumes à reliure rouge vif. A juste titre, selon les historiens : très conscient de son fort accent géorgien, dont l'équivalent ferait fureur dans la bouche d'un homme politique américain, il se ressentait comme un étranger au Kremlin (1). Sorte de tyrannosaure parmi ses pairs à l'époque des dictateurs florissants - maîtres du verbe, Hitler, Mussolini, Churchill et Roosevelt étaient de véritables vedettes de la scène, de la radio, du cinéma - Staline demeure un grand mystère sur le plan vocal. Personne ne semble se souvenir du timbre de sa voix. Mais il suffit d'écouter dans toute leur aridité les quarante faces (2) de ces disques de 1936 pour comprendre pourquoi. Il parle tout bas, il marmonne, ses phrases brèves s'éparpillent comme des îles désertes dans une vaste mer de pauses gênantes aujourd'hui comblées par le mugissement océanique de la mauvaise Bakélite soviétique.
Ce discours avait une signifiance particulière, car le 25 novembre 1936 était la veille de la ratification de la Constitution soviétique, dite affectueusement à l'époque "Constitution Staline". En pleine période de procès-spectacles et de purges, à mi-chemin entre l'assassinat de Kirov et la dernière plaidoirie de Boukharine, ce discours marquait en quelque sorte un sacre impérial. Staline déclara entre autres que l'Union Soviétique venait de passer du socialisme au communisme, une nouvelle qui, si jamais elle est parvenue au cimetière de Highgate, a dû provoquer moult retournements dans la tombe de Karl Marx. Cette déclaration en effet peu marxiste constitua en réalité un appel à la collectivisation agraire intégrale, à la justification de la liquidation des koulaks ainsi qu'à la persécution de l'intelligentsia. Grâce à la radio, cette déclaration de l'hégémonie impitoyable de Staline à l'issue d'années de purges sanglantes, et donc de son triomphe en tant que force dominante du communisme soviétique, a été entendue partout dans l'URSS. Sorti en coffret, l'enregistrement intégral ouvrit la voie à des retransmissions répétées, destinées à inculquer au peuple ce culte de la personnalité qui n'allait s'éteindre qu'avec la mort de l'intéressé en 1953.
"Le discours du camarade Staline lors du 8e plenum extraordinaire sur le projet de constitution de l'Union Soviétique, le 25 novembre 1936" associe à la voix de Staline toute une gamme de matériaux sonores. D'autres voix émanant du royaume des esprits annoncent l'ouverture ou la fermeture des portes des diverses parties de l'¦uvre. Des chants d'oiseaux ainsi que des sifflements pseudo-aviaires puisés dans le monde des esprits des Kaloulis ou utilisant des formants-glissements extraits de la voix de Staline lui-même, servent à signaler sa présence de manière plus abstraite, moins menaçante. S'y trouve également une abondance de fantômes musicaux sous forme de citations thématiques ou d'échantillons "morphés", qui ont été introduits et reproduits au sein de la voix de Staline à l'aide de diverses techniques numériques d'analyse et de resynthèse. Liés le plus souvent de manière karmique sinon historique à sa voix, ils proviennent de sources musicales en rapport direct avec le dictateur.
Si la voix de Staline, comme celle de Lina Lamont, représentait un point faible dans sa carrière de vedette, elle n'en était pas moins un aspect central de son identité. Comme séminariste de l'église orthodoxe, Joseph Djugashvili était connu pour sa voix de chanteur. L'écoute plus approfondie permise par l'analyse informatique révèle dans son phrasé saccadé et indistinct, des mouvements mélodiques qui renvoient peut-être à la musique liturgique de sa Géorgie natale. Ainsi des échos du chant ouvertement pieux du jeune séminariste se font entendre dans les premières parties de l'¦uvre.
La renommée dont jouissait Staline en tant que critique de musique découle de son compte rendu, paru sous un pseudonyme dans la Pravda en 1936, de Lady Macbeth de Mzensk, de Dimitri Chostakovitch. L'intrigue de cet opéra tourne autour d'une série de meurtres commises par Ekaterina, bourgeoise qui s'ennuie de sa vie au foyer et par son amant Sergueï. A l'époque l'anecdote expliqua le départ abrupt de Staline pendant le spectacle par son indignation morale provoquée par les glissandos de trombones soulignant la détumescence de Sergueï. Pourtant, ce départ décisif se prête également à d'autres interprétations : les victimes des amants sont de petits propriétaires et les mains entachées de sang d'Ekaterina ne sont pas sans rappeler celles de Staline lui-même, après les exterminations massives pratiquées en Ukraine en 1932. L'article dans la Pravda faillit coûter la vie à Chostakovitch, qui resta dès lors particulièrement exposé aux critiques officielles. Ainsi les accents de sa Cinquième Symphonie, écrite comme acte de pénitence aussitôt après sa disgrâce, sont également audibles ici. On notera aussi l'omniprésence insidieuse d'Elvis, héritier de la version romance de la rhétorique des dictateurs : en tant qu'équivalent hollywoodien de Sergueï, il participe au point d'orgue des extases d'Ekaterina, tout en assurant la doublure radiophonique de Staline.
Et quels étaient en réalité les goûts personnels de Staline en matière de musique? Dans ses Conversations avec Staline, le diplomate yougoslave Milovan Djilas évoque de manière fascinante une rencontre nocturne, marquée par de fortes tensions, qui eut lieu à la dacha de Staline la veille de la rupture entre Tito et l'URSS, au début de 1948.
"Š avant que nous ne commencions à nous disperser, Staline alluma un énorme tourne-disque automatique. Il essaya même de danser à la manière de son pays natal. On voyait qu'il n'était pas sans avoir un certain sens rythmiqueŠ
Il enchaîna avec un disque qui mélangeait le chant d'une colorature aux hululements et aux jappements de chiens. Il en riait de manière exagérée, immodérée ; mais en se rendant compte de mon incompréhension et mon mécontentement, il me dit comme pour s'excuser, "C'est tout de même astucieux, fichtrement astucieux."
Un tourne-disque automatique? Il s'agissait peut-être du grand appareil offert à Staline par Harry Truman ; mais le disque en question semble aller totalement à l'encontre des goûts officiels soviétiques. Un tel disque, aurait-il pu être enregistré et diffusé dans l'URSS de la fin des années 1940? Où bien, comme pour le tourne-disque, s'agirait-il d'une importation? A la lecture de ce passage de Djilas, le disque qui me vient tout de suite à l'esprit est Il Barkio, enregistré en 1947 par Spike Jones and His City Slickers : une soprano et un pianiste s'attaquent à une version tout à fait classique de Il Bacio d'Arditi, mais se trouvent brutalement interrompus puis accompagnés par les hululements d'une meute émanant des City Slickers. Si rien ne vient appuyer cette notion de Staline en tant que fan de Spike Jones, elle reste pour moi extrêmement tentante. Et Staline connaissait sans doute la version chantée par Donald de In Der Fuehrer's Face, le plus grand tube de Spike Jones.
Mon ¦uvre fut inaugurée en 1996, dans le cadre de Events, une semaine de spectacles proposés par la Compagnie Merce Cunningham au Joyce Theater à New York. J'avais déjà raconté le morphing des échantillons Staline/Lady MacMzensk au critique de danse du Village Voice, et l'après-midi qui précédait la deuxième représentation le directeur m'aborda en me disant, "Nous avons un petit problèmeŠ". L'idée m'était déjà venue que le réalisme soviétique de la musique, malgré son traitement par les logiciels Lemur et Soundhack, pourrait rester un brin trop rétro pour l'oreille de Merce, mais en fait le problème se situait ailleurs : le fantôme de Chostakovitch, sous la forme de l'avocat new-yorkais s'occupant de sa succession, exigeait des royalties pour l'utilisation des échantillons. Heureusement, me suis-je dit, que ce n'était pas le fantôme de Staline, muni d'un revolver appuyé contre ma tête! Plus tard, il m'est venu à l'esprit que peut-être Staline, pire tyran du siècle et assassin de millions de personnes, n'a personne pour s'occuper de sa succession. Est-ce que je me trompe? Et à propos, qui touche les droits d'auteur de Mein Kampf?
L'¦uvre de six minutes et soixante-six secondes présentée ici comprend un choix de fragments prélevés sur une ¦uvre d'une heure qui porte le même titre. Les paroles et les autres matériaux sonores ont été analysés, combinés et resynthétisés à l'aide de divers outils audio, dont Soundhack, Lemur et MSP.
© 1998 Paul DeMarinis
1. "A mort les Russes!" Selon son associé du politburo Anastas Mikoyan, tel fut le toast habituellement porté par le sombre Géorgien à la fin des années 1940. Voir Ian MacDonald, Witnesses for the Defence - Testimonies concerning Shostakovich's attitudes to the Soviet regime.
2. A 3 minutes chacune, 40 faces représentent 2 heures, ce qui est tout de même beaucoupŠ
3. Milovan Djilas, Conversations with Stalin, Harcourt Brace, New York.
traduction: John Tittensor